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"Ezra", une nouvelle de Victoria Huxley

Pour ce mois d'août, mon invitée est une personne très particulière.

Particulière à mon coeur, car elle est de ma famille et que nous sommes liées toutes deux, en dehors des liens du sang, par un magnifique lien du coeur. Et particulière car tous ceux qui l'approchent ne peuvent, j'en suis certaine, ne pas être comme magnétisés par son aura, et sa personnalité si intense, si mystérieuse .

J'ai été très heureuse d'apprendre (trop tardivement d'ailleurs) qu'elle partageait aussi cette même passion pour l'écriture. Elle a fait des études de lettres et a déjà écrit plusieurs textes. Elle m'a fait l'immense plaisir de m'en partager certains, et j'ai été totalement conquise par sa nouvelle "Ezra", que je tenais absolument à vous faire découvrir!


Bonne Lecture!

EZRA, une nouvelle écrite par Victoria Huxley

Diane de Man

Il était assis à son bureau, sur sa chaise grinçante et rouillée qu'il se promettait depuis des mois de changer. Il était assis là depuis des heures, dans la chaleur étouffante du grenier, qu'il avait au cours des années transformé en musée des souvenirs. Du temps où son grand-père était encore en vie et occupait la maison, le grenier n'avait été qu'une pièce inoccupée, encombrée d'objets qui n'avaient pas pu trouver leur place dans la maison, des rebuts exilés et oubliés. Quand il avait hérité de la propriété, quelque quinze ans plus tôt, il avait changé ça. Il passait plus de temps dans le grenier que nulle part ailleurs, même si la chaleur y était écrasante en été et le froid mordant en hiver. Cette pièce auparavant annexe était devenue son sanctuaire.

Son carnet était ouvert devant lui sur le bureau, les pages blanches avaient fini par rire de lui, par les railler, lui et son stylo, pour leur manque de courage. Quel genre d'homme n'avait même pas assez de cran pour écrire une pauvre lettre ? Il posa rageusement la plume sur la feuille, sans pour autant tracer quoi que ce soit. Comment était-on censé commencer ?

« Chère Ezra, »

Il raya ces mots dès qu'il les eut écrits. C'était idiot, elle n'avait pas besoin qu'il lui rappelle son prénom, et puis c'était bien trop formel, ils avaient été mariés pendant cinq ans, tout de même. Il fit tourner son alliance autour de son annulaire, comme à chaque fois qu'il pensait à elle.

« Tu sais, je me souviens de notre rencontre. C'est une expérience difficile à oublier...

La version officielle, celle que tout le monde y compris toi pense être vraie, c'est que j'ai accidentellement percuté ta voiture dans un moment d’inattention, sur une petite route de campagne. Mais maintenant, après toutes ces années, je crois que je peux t'avouer la vérité... ce n'était pas si accidentel que ça. En fait, c'était totalement prémédité. La vérité c'est que je t'avais repérée depuis plusieurs semaines déjà.

Un matin d'avril, je me souviens qu'il faisait particulièrement mauvais, je me suis garé sur le parking du supermarché du coin, mécontent et irrité par le trafic encombré. Tout était gris et triste, et les gens tiraient la gueule, comme d'habitude. Cette garce de madame Smith me regardait du coin de l’œil avec son air hautain, moi, le demeuré du village, qui vivait dans cette grande maison isolée sur Buckney Street et qui ne daignait jamais leur adresser un mot ou un regard, à eux autres, les gars de la ville. Comme s'ils le méritaient !

Et puis tu es arrivée... Tu es passée devant ma voiture, ahanant sous le poids de tes sacs, la pluie plaquant tes cheveux roux flamboyant à ton visage. Tu étais tellement belle... Tes vêtements étaient beaucoup trop grands et ton maquillage avait coulé sur tes joues rondes, mais tu étais quand même la plus belle chose qu'il m'avait été donné de voir. A partir de ce jour-là, j'ai décidé que tu ferais partie de ma vie, coûte que coûte. J'ai mis du temps à t'approcher, tu me connais, je n'ai jamais été très courageux. »

Le stylo s'immobilisa – il ne se rappelait que trop bien les nombreuses fois où elle lui avait reproché son manque de bravoure.

« Peut-être que percuter ta voiture sur une route déserte n'était pas le meilleur moyen de t'aborder. Sûrement pas, même... Mais c'est tout ce que j'ai été capable de faire. Tu es sortie comme une vraie tornade, en criant et en me fusillant du regard. Tu as toujours été excessive, même si ça s'est un peu calmé avec le temps. Ton visage était rouge de colère et tes mâchoires contractées comme si tu allais me sauter à la gorge. J'étais tellement fasciné que je n'ai pu prononcer un mot, ce qui t'a évidemment énervé un peu plus. Tes colères sont comme des colères divines, puissantes et aveuglantes.

Avant de te rencontrer, je n'étais rien de plus qu'un petit garçon perdu, même si j'avais déjà trente ans. J'errais sans buts, encore plus depuis que j'avais hérité de ce grand domaine invendable qui m'encombrait et me liait à cette ville minable. J'enchaînais les petits boulots merdiques, je vivais reclus, sans compagnie, je n'osais pas approcher les femmes et elles ne s'intéressaient de toute façon pas à moi... mais toi tu m'as donné un dessein, une raison d'exister.

Je m'en souviens comme si c'était hier : tu t'es postée devant moi, les mains sur les hanches, tes cheveux de feu auréolaient ton visage, et tu m'as exhorté à te répondre sur-le-champ. Tu ressemblais au diable, et c'est ce qui m'a plu chez toi. Tu peux être tellement agressive, tellement blessante aussi. Ce jour-là, tout a commencé. Ma vie s'est illuminée et est devenue aussi flamboyante que toi. »

Il fit une autre pause et ferma les yeux un instant pour se remémorer les longs cheveux de feu d'Ezra, emmêlés et sales, lorsqu'elle était couchée à côté de lui. Ils avaient perdu de leur éclat avec le temps, et c'était une des choses qui l'attristait le plus.

« Notre histoire a été très intense, très violente et ça nous a fait du mal à tous les deux. Tu es impulsive et impétueuse, tu l'as toujours été ; je t'imagine enfant, commandant à tes frères et sœurs pourtant plus âgés que toi ou fonçant tête baissée dans les bagarres de la cour d'école pour défendre la veuve et l'orphelin. Malgré ça, je n'oublierai jamais toutes ces années où nous restions enfermés pendant des jours à nous entremêler, à nous découvrir encore et encore...

Ta fougue juvénile me plaisait et me mettait hors de moi en même temps. J'aimais ton impétuosité, mais je haïssais que tu te dresses contre moi. Il m'a fallu du temps pour y arriver, mais j'ai réussi à te dompter, à t'assagir, à t'adoucir, à te rendre obéissante. Le jour de notre rencontre, tu m'as giflé, pour me réveiller, sans doute, et ça a eu l'effet d'une décharge électrique. C'est la seule fois où j'ai laissé une femme lever la main sur moi, mais ça a eu du bon, je crois, parce que c'est ce qui m'a donné la rage nécessaire pour t'attirer à moi et te faire mienne.

Tu m'as fait découvrir tellement de choses... les plaisirs de la chair, mais aussi la jalousie, la possessivité, la domination... Toutes ces choses qui paraissent dévastatrices aux yeux des autres, mais qui me font me sentir vivant. »

Il essuya une goutte de sueur sur sa tempe. Le soleil accablant de ce milieu d'après-midi diffusait des éclats rouges tout autour de lui et lui brûlait presque la peau. Ezra détestait ça, elle n'aimait pas particulièrement les journées ensoleillées en général, sûrement parce que la chaleur dégagée par le soleil concurrençait celle dégagée par son propre corps.

Il mordilla le bout de son stylo lentement, les yeux perdus dans le vide, essayant de réfléchir à quoi lui écrire, même si son esprit marchait au ralenti à cause de cette satanée canicule. Tout ça n'était qu'une perte de temps. Il n'aurait jamais le courage d'envoyer cette lettre, de toute façon. Son grand- père lui aurait mis une sacrée rouste s'il avait été là. Son grand-père, lui, il n'aurait jamais laissé partir Ezra.

« Tout le monde a besoin d'une passion. Sans ça, la vie est insipide, aussi savoureuse qu'un thé froid, et il n'y a rien de plus déplaisant que ça. Certains s'investissent dans la peinture, dans la photographie, dans leur jardin, d'autres dans des œuvres caritatives ; autant d'occupations sans réel intérêt, privées de cette excitation qui vous prend aux tripes et qui vous laisse pantois, essoufflé et triomphant pendant des heures, ou des jours si vous êtes chanceux. Les êtres humains choisissent habituellement des passions aussi mornes qu'eux, trop effrayés de la puissance que pourraient avoir leurs pulsions et leurs désirs les plus profonds.

Je dois dire qu'avant de te rencontrer, j'étais comme eux. J'étais fade et désolant. Je jardinais beaucoup, ça me rappelait mon grand-père, même si c'était un homme exécrable. Et puis, après notre rencontre... j'ai découvert ma vraie passion. Oh, toi tu appellerais ça un vice, mais c'est du pareil au même. Tu as cette espèce de don qui a eu un effet immédiat sur moi, qui m'a ouvert les yeux.

Notre rencontre m'a ouvert au monde. L'orage de tes yeux, le tonnerre de ta voix, le feu de tes cheveux, la chaleur de ta peau, la froideur de ton âme... Tout ça a changé ma vie, comme une réalité transcendantale qui s'imposait tout à coup à moi. Ça m'a fait peur, au début, et tu m'as résisté pendant longtemps – en un sens, tu m'as résisté jusqu'au bout. Au moment où mes yeux se sont posés sur toi, dans ce parking, et encore plus lorsqu'on se tenait l'un en face de l'autre sur cette route, quelque chose en moi s'est réveillé. Quelque chose de grand, quelque chose de majestueux et de terrifiant. Tu m'as fait découvrir qui j'étais vraiment : une personne que j'avais essayé d'emprisonner toutes ces années dans une attitude plus convenable, plus normale. »

Le simple fait d'écrire ces mots, de décrire cette sensation qui encore aujourd'hui le transportait hors de lui-même, lui donnait des frissons.

« Et puis tu es partie. Après cinq ans. Ça aussi, je m'en souviens comme si c'était hier, alors que pourtant ça fait déjà, oh... six ans ? Ton départ m'a considérablement diminué. À cause de toi, je suis rentré dans cette boucle infernale dont je n'arrive pas à me sortir. Si le jour de notre rencontre a été le plus beau jour de ma vie, celui de ton départ a bien évidemment été le pire. J'étais tellement en colère ! Tu ne cessais de tester mes limites, mais je mettais ça sur le compte de ton jeune âge et de ta combativité naturelle, pourtant ce jour-là... oh, ce jour-là tu es allée trop loin, et peut-être que moi aussi. On était tous les deux à cran, probablement à cause de l'isolement ou d'une stupidité du même genre. On ne voyait pas grand monde, toi et moi, peut-être que ça nous a monté l'un contre l'autre.

Tu t'es révoltée, tu t'es insurgée, et Dieu sait que je déteste ça ! Tu le savais aussi, j'avais passé bien assez de temps à te corriger pour que ça rentre dans ta merveilleuse petite tête. Quand je me suis allongé à côté de toi, tu as esquivé mon contact, tu t'es éloignée, comme tu l'avais souvent fait au cours des années pour me titiller, mais cette fois il y avait dans tes yeux quelque chose d’éminemment belliqueux et pernicieux. Ta voix a roulé comme le tonnerre en emplissant tout l'espace, hélant les Dieux sur leurs monts lointains, faisant trembler Atlas et réveillant Cerbère. Tu t'es dressée contre moi une dernière fois. Tu as décidé pour nous deux, ce jour-là. Tout est ta faute.

Tu es partie. Je t'ai effacée. J'étais indigné, ulcéré, fou de rage que tu oses me faire ça après tout ce que je t'avais donné ! Je t'avais dédié ma vie tout entière ! Je reconnais que j'ai ma part de responsabilité, je sais que je peux être excessif parfois ; pour tout te dire, j'ai jeté toutes tes affaires par les fenêtres sous le joug de la fureur, avant de tout ramener quelques heures plus tard au cas où tu reviendrais. Mais tu n'es jamais revenue.

Je sais que je n'ai pas été parfait, mais j'ai essayé. Et tu me manques. Je n'ai sans doute pas été très enclin à te le prouver, mais tu as été la chose la plus importante de ma vie. »

Ses mâchoires étaient crispées et le poing qui ne tenait pas le stylo était serré. Il était beaucoup trop émotif pour son propre bien.

Il l'avait tellement détestée, puis s'en était tellement voulu... « Parfois... tu me manques tellement... que j'aimerais me souvenir où j'ai caché ton corps. »

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