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L'éphémère

Une nouvelle écrite par Diane de Man

 

 

Une somme de petites choses dont l'accumulation avait détruit mon sommeil dernièrement, me rendait irritable. Mes yeux, noyés de fatigue, ne cessaient de passer du brouillon de ma plaidoirie au bleu du ciel. Productivité zéro depuis plus de vingt minutes, ce qui agaçait fortement la jeune femme à la carrière prometteuse et tout nouvellement associée que j'étais. J'eus un timide sourire de sympathie pour ma plante à moitié morte sur le rebord de ma fenêtre. Quel bazar ce matin dans la rue! Et cette petite fille qui n'arrêtait pas de chialer en contrebas.

-Je veuuux le bébééé chaaat, je veux être sa maaamaaan!
-Tu es une petite fille, tu ne peux pas être sa maman! lui rétorqua sa mère.

Un point de côté me titilla lorsque je voulus fermer la baie vitrée.

-Allo?

-Charlotte, bonjour! C'est Vanessa, la femme de Charles-Henri, l'associé de votre Papa. Enfin, le vôtre aussi maintenant, suis-je bête! Vous allez bien?

-Oui merci, et vous?

-Bien, merci! Je vous propose de vous joindre à moi et quelques amies pour jouer au squash ce soir, pendant la partie de golf des hommes. Bertrand m'a confirmé sa présence et la vôtre, mais je tenais à vous convier moi même.

-Merci de votre attention, je n'ai pas souvenir que Bertrand m'en ait parlé. À la fois, je suis tellement débordée ces temps. Je vous avoue qu'il me paraît compliqué de me libérer, ma plaidoirie est encore à peaufiner, je...

-Charlotte! Je vous en prie! Vous êtes Associée maintenant, détendez- vous!

-Vanessa, je...Excusez moi un instant. Maman!? Euh, je termine et je suis à toi. Vanessa, puis-je vous rappeler?

-Ah, mais c'est Vanessa! Mets le haut parleur! Vanessa? Bonjour, c'est Constance! Quelles nouvelles chez vous? Bonnes, j'espère.

-Oui merci, et vous chère Constance?
-Très bonnes, merci, avec notre Charlotte comme associée, tout est parfait!

-J'étais justement en train de l'inviter au squash ce soir.
-Très bonne idée, vous pouvez compter sur elle.
-Maman, je..
-Charlotte sera présente Vanessa, c'est parfait!
Je sentis un profond malaise. De la sueur commençait à perler sur mes tempes.
-Vous êtes sûre, Charlotte semblait...
-Elle sera là, soyez en certaine!
-Bon, très bien, alors à ce soir Constance!
-À ce soir Vanessa!


Posant les mains sur mon bureau, ma mère se pencha, son regard droit dans le mien. Ma réussite professionnelle m'avait bercée d'une douce illusion, celle de mon indépendance enfin acquise. Mais ce n'était juste qu'un maillon de plus à ma chaîne.

-Tu ne peux pas refuser ce genre d'invitation, et surtout pas de la part de Vanessa. Ton père a payé une petite fortune pour ton association, et une autre pour ta carte VIP à vie au golf du Triskel. À toi de tenir ta place maintenant!

-Je sais, je..

-Et ce n'est pas la peine de te mettre dans cet état, reprends toi s'il te plaît! Tu es toute transpirante. Tu as fini ta plaidoirie? Non? Tu as fait quoi alors? Et ne crois pas que cela va te dispenser de la soirée.

#

Cette douleur sourde au fond de moi et ma bouche asphyxiée à chaque spasme rendaient l'interrogatoire du médecin interminable. Heureusement maman parlait pour moi.

-Vous fumez?
-Non, elle ne fume pas.

-Consommation alcoolique?

-Zéro!? Enfin vous voyez bien qui elle est! C'est quoi vos questions? Vous êtes interne? Vous feriez mieux...

-Madame, s'il vous plaît. Merci. Vous parlez de pyélonéphrite, température depuis 48h?

-Euh, non, pas à ma connaissance mais elle transpirait tout à l'heure.

-Troubles digestifs?
-Non.
-Alimentation?

-Normale.

-Excusez-moi, le téléphone, c'est mon mari. Bertrand? Je suis à l'hôpital. Un malaise. Heureusement maman était là, elle a préféré aller aux urgences. Elle pense à une infection rénale. Elle dit de pas t'inquiet..pffff....non, je souffle. C'est douloureux...pfff...Maman? Bertrand se demande si tu ne devrais pas annuler le squash? Il veut savoir si tu penses que je serais capable de soutenir mon plaidoyer demain? Bertrand, Maman te rappelle.

Le médecin, impassible, reprit.
-poids stable sur l'année en cours?
-Elle a arrêté le sport depuis son entrée au cabinet, il y a huit, neuf mois environ, elle a peut-être pris deux kilos?
-Date des dernières règles?
-Elle souffre d'aménorrhée depuis son adolescence.
-Cause?
-On lui a tout fait faire, mais rien, inconnue.
-Seriez-vous susceptible d'être enceinte?
-N'importe quoi! Qui êtes-vous pour...
- Etienne Leblanc, Madame! Médecin-chef des urgences, sortez s'il vous plaît!
-Mais je..

-Madame Nerval? Êtes-vous apte à me répondre seule?

-Euh...Peut-être, enfin je crois....Euh...Oui.
-Madame, sortez!

Je suivis le pas lourd de ma mère véxée, et la panique prit possession de mon ventre. Elle se mêla à ma douleur tant et si bien que je ne pouvais plus les dissocier.
Ma langue, sèche et râpeuse m'écoeurait comme un vieux papier rance.

-Madame Nerval, êtes-vous susceptible d'être enceinte?
-Pfff...Je ne crois pas......pffff. Mon mari ne veut pas d'enfant, on n'essaie pas....pppfff.
Mes doigts écrasaient le flux sauvage de mes tempes, qui tapait, tapait, tapait.
-Oui, d'accord, mais cela ne veut pas dire que cela ne peut pas arriver. Votre contraceptif?
-...Pfff...Le retrait. Enfin, pas tout le temps comme je ne suis jamais réglée, pffff...
Mon expiration râlait, agonisant en un souffle qui s'étirait jusqu'à n'être plus qu'un fil ténu.
-Et vous? Souhaitez-vous un enfant?
Un timide non sortit au milieu de ma respiration saccadée.
-C'est sûr ça?
Mon corps se crispait, se tordant sous les spasmes qui le déchiraient.

-Madame Nerval, je vais vous ausculter, essayez de vous détendre.
-Ok. Mais, ça va pas!? Pourquoi m'examiner là? Non! Ne me touchez pas! Maman! Maman!
Mes larmes s'écrasaient sur ma bouche déformée, mes mains barricadant autant l'entrée que la sortie de mon jardin le plus secret, dans un duel enragé où la souffrance me terrassait.

-Madame Nerval! Ne luttez pas! Le temps presse, il est déjà là, il peut souffrir!

-Non, je ne peux pas, je ne peux pas!

-Votre corps, lui oui.
-Je ne pe.....Je ne veux pas!

Dans un déchirement, une odeur vanillée légèrement musquée vint surprendre mes narines. Une odeur très présente, mouvante, chaleureuse, et bruyante...Une odeur terrifiante, juste là, posée sur moi.

#

Bertrand arriva, guindé et maladroit dans son costume et ses chaussures vernies. Il se trompa de porte, se cogna aux chariots des infirmières avant d'arriver dans un grand fracas au seuil de ma chambre, la chemise tachée, les yeux hagards et incapable de parler. Son regard balaya la chambre vide et il s'écroula sur la chaise dans un soupir de soulagement, sa main dans la mienne.

-Ma chérie...

Mes yeux se noyaient dans le plafond. Première dalle, troisième ligne à gauche, deuxième dalle, cinquième ligne à droite, troisième dalle, septième ligne tout droit, quatrième dalle, première ligne à gauche, mur. Première dalle, troisième ligne à gauche, deuxième dalle, cinquième ligne à droite, troisième dalle, septième ligne tout droit, quatrième dalle, première ligne à gauche, mur...

La lueur du jour poursuivit sa course jusqu'à l'obscurité sans que mon corps opère un seul mouvement. Un pleur aigu et impromptu apparut soudainement dans la chambre voisine. Il se superposa d'une manière parfaite avec une réminiscence de l'odeur vanillée légèrement musquée qui me hantait. Un torrent de larmes se déchaîna.

-Euh... Je vais voir le médecin. Ta mère arrive bientôt.

Mes sanglots redoublèrent.

Deux coups francs firent vibrer la porte.

-Madame Nerval, Docteur Etienne Leblanc, vous vous souvenez, je venais prendre de vos nouvelles.

Mon visage obliqua.
-Toute l'équipe se tient à votre disposition pour vous aider, vous, votre mari et votre bébé. Vu son arrivée fracassante, j'ai préféré le surveiller quelques jours en couveuse. Vous pouvez le voir à tout moment dans le service spécifique.

-Je ne suis pas... mère. Je n'étais pas enceinte.

-C'est sûr ça?

Son regard s'attacha avec douceur au mien.

-Pourquoi?Comment c'est possible?Je ne comprends pas, je suis...... folle? Ma voix s'étrangla.

-Non. La psychologue sera à même de vous éclairer sur le déni de grossesse. Vous avez fait un très beau bébé, Charlotte, félicitations!

La chaleur de sa main sur mon bras rayonna alentour, délitant doucement la glace qui avait tout envahi.

Bertrand arriva, solennel, encadré de ma mère et mon père.

-Ma chérie, nous avons beaucoup discuté, étudié toutes les possibilités, les textes. Si l'accouchement se fait sous X, c'est encore possible, il n'y a plus de problème! Et au pire, le délai légal est de deux mois.

-Charlotte, réagis!! Tu es jeune, brillante, toutes les femmes de notre famille ont fait carrière!

D'un bond, je sautai du lit et sorti de la chambre. Sans trop savoir comment, la porte du service des prématurés me faisait face.

#

L'habitacle de cet engin, genre vaisseau spatial rempli de lumières et de boutons, trônait au milieu de la pièce. Oscillant de loin entre l'alien et l'humanoïde, le petit corps gisait, relié par tous ces fils. L'absence du prénom sur le carton bleu qui le surplombait me donna le vertige.

-Bonjour Madame Nerval, vous repartez déjà?

-Euh...Je venais juste voir si tout allait bien, il dort, je ne veux pas le déranger.

-Il va très bien! Approchez vous! Vous avez le droit, vous pouvez même le prendre dans vos bras si vous le désirez.

-Non!Ça va. Merci. Tous ces fils.... Puis, je ne veux pas le réveiller.

-Et vous? Comment allez-vous?
Ma gorge nouée réussit à délivrer quelques mots à peine audibles.

-Vous êtes la première à vous en inquiéter.

Happée par le coude, elle m'amena tout près de la boîte. Plus je m'approchais, plus les détails se dessinaient. Me saturer d'une immense bouffée d'oxygène me permit d'oser plonger mon regard sur ce passager clandestin. L'air resta bloqué dans ma poitrine, complètement figé par le spectacle. Sa peau rosée, toute poudrée comme une pêche, ses traits réguliers et parfaitement immobiles lui conféraient les allures calmes et heureuses du seul poupon qui avait traversé mon enfance. Son bonnet découvrait une mèche de cheveux du même roux que les miens. Mes yeux, captivés, détaillaient chaque minuscule parcelle de ce corps qui, sortit quelques heures plus tôt du mien, dormait dans cet écrin de plexiglass.

-Touchez sa main, allez-y! N'ayez pas peur.

Comme c'était doux... Une longue et profonde expiration chassa l'oppression qui ankylosait ma poitrine.

-Regardez, il sourit, il sait.

-Bonjour Monsieur Nerval! Le petit bonhomme a de la chance, tout le monde est là pour lui.

Ma main se retira aussitôt.
-Ma chérie, je t'ai cherchée partout. Que fais tu là?
-Je..Euh...
-Pourquoi?
-Euh, je...suis venue le voir.
-Tu te fais du mal pour rien, enfin... Nous avons toujours été clairs entre nous, pas d'enfants.
-Oui, pas volontairement. Mais là, il est là. On ne va pas le jeter à la poubelle?
-Non, évidement. Plein de familles attendent un enfant à adopter, il pourra être heureux. Nous, c'est notre couple, nos carrières que nous avons choisis. Tu n'as jamais remis en question cette direction.

-Je t'aime Bertrand, et ce bébé est un bout de toi et de moi. C'est ça qui change tout!

-J'aime notre vie telle qu'elle est. Je ne peux envisager que nous ne soyons pas l'unique centre l'un pour l'autre.

-J'entends, je comprends...

Un long silence nous sépara.

-Mais j'ai demandé l'acte de déclaration. Et j'accepte qu'il ne soit que mon fils.

#

Sa main dans la mienne, sa tête reposait maintenant contre ma poitrine. La chaleur de son petit corps, endormi dans mes bras depuis une heure, se propageait au mien. C'était indescriptible...Une larme déborda de mon oeil, venant mourir au coin de ma bouche habitée d'un sourire ininterrompu depuis. Nous étions seuls dans ce coin du service et la nuit déjà bien entamée maintenant, nous offrait ce cocon.

-Salut petit bonhomme... Alors, quelle surprise de te voir débarquer ce matin. J'imagine que ta journée n'a pas du être facile non plus. Nous allons devoir tout deux trouver nos marques, mais je crois que ce qui compte c'est d'être ensemble, toi et moi. J'étais pas mal déboussolée tout à l'heure, je m'en excuse...c'est pas de ta faute... tu m'as un peu prise au dépourvu aussi il faut dire, petit chaton malicieux!

Une adorable grimace déforma ses minuscules narines. Sa tendre beauté fragile vrillait mon coeur.

-Mais regarde, comme cela avance tout en douceur... il y a deux heures, j'arrivais à peine à te toucher, sans parler d'avant. Et là, tu dors dans mes bras. Tu vois, j'ai la certitude en cet instant que je ne pourrais plus jamais m'en passer. Et pour être honnête, malgré toute mes appréhensions, c'est plus simple que ce que cela laissait supposer... je me débrouille pas trop mal en plus, non? T'en penses, quoi?

Dans un élan incontrôlé, ma bouche partit à la rencontre de sa peau. Quelques timides baisers sur sa joue finirent en un chapelet de bécots sonores et appuyés sur tout son visage. Mon nez, enfoui dans son délicieux cou offert, humait ce doux parfum de vanille, parfum que je ne pourrais plus jamais oublier.

-Bon, mon premier job, c'est de remplir cette feuille. Ce papier dit que officiellement tu es mon enfant. J'aime entendre ce mot...mon bébé à moi. Je suis ta maman.

Ma voix s'étouffa un moment.
-Et pour ça, je dois te nommer.
Mon fils dans un bras, mon stylo se mit à noircir les pages devant moi.

L'acte de déclaration rempli à un détail près, une liste de prénoms potentiels se dessina. Mais rapidement, l'inventaire des démarches à réaliser s'organisa car tout cela conditionnait ma nouvelle vie, notre nouvelle vie.

#

Le réveil fut difficile. Dormir sur le fauteuil à côté de la couveuse m'avait cassé le dos. La beauté de son minois endormi effaça tout, prête à en découdre avec la journée qui m'attendait.

L'infirmière arriva avec mon plateau.

-L'assistante sociale voudrait prendre un temps avec vous pour faire le point pour vos démarches, pour votre congé maternité. Il faudra fournir l'acte de déclaration rempli et signé. Elle vous attendra dans le service pour 10h45 demain. Les services administratif et financier vous attendent aussi.

-Ok, c'est noté, merci. Ma mère ou mon mari ne s'en sont pas occupé?

-Votre situation actuelle vous oblige à le faire vous.
-Ok, d'accord! Pas de soucis, j'irais!
-Nous allons faire ensemble les soins de..., lui avez-vous trouvé un prénom?
-Pas encore, j'hésite. C'est un choix important que je n'avais pas à faire il y a encore quelques heures.
-Il faudra l'avoir trouvé pour demain par contre, pour l'acte de déclaration.

-Ok, d'accord! Ce sera fait!
-Avec mes collègues, on s'est permis de vous faire une liste pour votre retour à domicile. Vu votre situation, nous avons pensé que vous n'aviez pas de meubles, de matériel de puériculture, de linge et de produits d'hygiène. Tenez, voilà! Est-ce que quelqu'un peut le faire pour vous? Le médecin n'autorise pas encore votre sortie. On vous prêtera un peu de linge en attendant.

-Ok, d'accord, je vais voir...

-Le médecin vous fournira aussi toute les ordonnances pour votre suivi gynécologique et votre rééducation périnéale. Il faudra trouver une sage- femme ou un kiné. Il faudra aussi contacter la PMI de votre secteur pour le suivi hebdomadaire du bébé.

-Ok....la PM, quoi?

-Je voulais aussi vous parler de l'alimentation. Il faut décider si vous l'allaiter ou pas. Vu le contexte nous avons attendu, mais aujourd'hui, il faut choisir. Nous pouvons encore induire votre lactation ou couper votre montée de lait.

-.....

-Bon, assez parlé, c'est l'heure du bain. A vous de jouer! Il faut le déshabiller, faire ses soins d'oreilles, de nez, prendre sa température pendant que l'eau coulera pour être bien à 37°C.

"Mais qu'as tu fait?!", semblait me hurler la fille dans le miroir, une boule dans la gorge.

#

"Charlotte, c'est Bertrand. Tu es enfermée dans ce service depuis deux jours. Je ne veux pas y aller, descends, nous devons discuter. Rappelle-moi."

Je ne fus même pas surprise de le voir arriver avec mes parents.

-Bonjour, je t'attendais plus tôt, j'ai rendez vous dans 15mn avec l'assistante sociale, je n'aurais pas plus de temps à t'accorder.

-Ce sera largement suffisant. Je te quitte. Tu pourras venir chercher tes affaires à l'appartement. Etant donné que je le finance à 50% et que le reste c'est ton père qui payait, tu devras te débrouiller pour te reloger et le plus rapidement possible s'il te plaît. Je te laisse bien sûr les quelques meubles qui t'appartenaient avant.

Mon père enchaîna.

-J'ai parlé avec Charles-Henri, il a décidé, enfin, nous avons décidé vu la situation, qu'il fallait mieux que tu ne reviennes pas au cabinet. Steven sera le futur associé. Rends-toi compte de la perte financière que cela m'a occasionné, sans parler de la déception. J'ai tant travaillé pour que tu aies cette place, même avant que tu ne rentres à la fac de droit, je préparais déjà le terrain avec ce misogyne de Charles-Henri. Tu percevras tes honoraires du mois en court, ta prime au prorata de l'année, et pour ta participation au bénéfice il faudra attendre décembre.

-Mais, comment je fais sans logement, sans travail, sans argent?
Ma mère conclut.
-Ecoute Charlotte, tu crois quoi! Tu veux jouer à la grande et bien, tu assumes. Seule! Tu te fourvoies en prenant cette décision. Tu perds tout, ta vie, ton mari, ton confort, ta carrière, toutes ces années de travail et pour quoi? Un accident? Je m'en veux d'avoir inciter Bertrand à te séduire... Le pauvre, regarde le! Avec ton père, nous avons su prendre les bonnes décisions. Avant ta naissance, j'ai avorté pour ne pas briser ma carrière qui démarrait. À ton arrivée, j'étais déjà lancée donc on a décidé de te garder. Mais tu vas vite déchanter, tu n'es déjà même pas capable d'arroser une plante verte!

Chaque mot supplémentaire s'imprimait littéralement en moi, le fer de ma chaîne entrant dans ma chair pour y laisser sa trace nette et profonde. La boule glissa de ma gorge à mon ventre. Mon estomac se tordait, se contractant lui aussi, prêt à accoucher de son contenu.

Dans ma course aux sanitaires, le docteur Etienne Leblanc me rattrapa.

-J'ai pris des nouvelles du petit, je voulais vous prévenir qu'il était sous antibio, on va le garder quelques jours supplémentaires. La longueur de son expulsion a occasionné une petite inhalation, mais cela va bien aller.

-Quoi?!...c'est de ma faute, je ne vous ai pas laissé faire, c'est de ma faute!

-Non, vous ne..
Mon estomac eut le dernier mot.

#

Barricadée dans ce wc de l'hôpital depuis un bon moment, les larmes ne cessaient de couler. La colère grondait au plus profond de moi...Je sentais que cela broyait tout à l'intérieur. Je me mis à taper les murs, la porte, le wc à coup de poings, de pieds... Un cri guttural, presque animal déchira le silence qui m'entourait. Mes entrailles me brûlaient, irradiées de fureur. Ma tête, prête à exploser, ne réussissait plus à recevoir, analyser, comprendre les informations, mon corps comme dénué de ses sens, privé de toutes capacités de perception extérieure... Seule ma colère comptait. Elle était là. Je la voyais. Je la sentais. Elle glissait vers moi, comme un serpent venimeux! Effrayée de me dire qu'il allait m'engloutir. Aucune issue ne s'offrait! Il fallait l'affronter seule, à mains nues. Plus la distance qui nous séparait se réduisait plus il se dévoilait. Un coup de poing massif me coupa le souffle... Ce serpent n'avait pas leurs visages, mais le mien! Sans combat, j'étais déjà à terre.

Ils avaient raison, je n'étais qu'une gamine capricieuse, irresponsable. Prendre une décision, me débrouiller seule, pas capable. Rester cacher derrière les autres, super capable! Cette chaîne que je rêvais de pulvériser était finalement mon plus beau bijou.

Comment pourrais-je jamais prétendre être une mère, une vraie... Une qui pourrait rendre heureux un enfant, lui assurer un avenir, lui offrir de la sécurité, de la stabilité, un véritable accompagnement pour grandir et s'épanouir. Mon iphone me confirma même que je n'étais pas capable d'honorer un rendez-vous...déjà 11h30. En me levant du wc sur lequel j'étais assisse, la chasse d'eau emporta dans son tourbillon l'acte de reconnaissance déchiré.

#

C'était ma première heure de liberté depuis que le médecin avait signé ma sortie. Sans vraiment décider quoi faire, je marchais... Où? Pourquoi? Cela n'avait pas d'importance.

La nuit arrivait et l'air frais se déposa sur mes épaules, me faisant greloter. Un vieux porche au détour d'une ruelle me servit d'abri lorsqu'une pluie fine se mit à tomber. Mon ventre commença à se serrer, mon souffle se raccourcir, mes yeux cherchant à percer l'obscurité qui m'entourait de plus en plus.

-Allo? Maman? Je peux venir?...Tu peux appeler Bertrand? Non, je vais marcher, je viens de m'apercevoir que je suis juste à trois rues de la maison.

Un fracas de verre brisé me coupa dans ma lancée. Des miaulements terrifiants, mêlés de rires gras et alcoolisés remplirent la ruelle.

-Allez, vas-y, dégomme le, sale petite crevure de bestiole!
-Oui t'as vu le premier comme ça l'a séché, d'un seul coup!
-C'est qu'elle abandonne pas la salope! Vas-y dégomme la aussi!
-Essaie tant que tu veux saleté de mistigri, tu pourras pas les sauver, on va tous te les dessouder tes p'tits!
L'écho du verre qui s'éclate, des pierres qui s'écrasent résonnait à n'en plus finir contre les murs des maisons..et au milieu, tous ces cris terrifiants. Sans m'en rendre compte j'avais pris leur direction. Mon pied cogna dans un vieux bac métallique, leur indiquant ma présence.

-Viens Marco, on dégage d'ici! Y a plus rien à voir!

J'eus du mal à distinguer parmi le verre, les pierres et le sang, les contours des corps des chatons et de leur mère. A genoux, les doigts tremblants, j'aurais voulu les dégager et me dire que cela aurait suffit à les réveiller mais mes mains restèrent immobiles, et eux aussi. Mon ventre était noué, torturé.

Au milieu de mes sanglots, un minuscule miaulement monta de sous l'amas. Sans réfléchir, je me mis à gratter, à la recherche de ce bruit. Lorsque je vis sa petite gueule, la boule au creux de mon ventre se désagrégea.

#

Les cheveux collés au visage, les mains sales et le mascara au milieu des joues, ils comprirent tout de suite.

-Charlotte, tu as bien fai...

-Maman, tais-toi!
-Enfin, tu...
-Silence!

-Ne parle pas à ta mère com...

-Ta gueule!!!!!!

Tous s'immobilisèrent, suspendus à mes lèvres.

-Je ne laisserais plus jamais aucun de vous trois, ni quiconque d'ailleurs, me dicter ma conduite. Par faiblesse, par facilité et confort, j'ai accepté de garder ce rôle de femme-enfant. Mais vous êtes coupables d'en avoir profiter, pour votre bien-être, votre goût du pouvoir sur l'autre ou pour valider vos propres faiblesses. Moi, je vais accompagner mon fils, pour qu'il devienne libre, autonome et épanoui et pour cela je dois être moi-même libre, autonome et épanouie.

Jetant un regard ahuri sur le chaton qui, sortant de ma poche, venait de grimper sur mon épaule, ils me virent opérer un demi-tour, sans un mot. Ma chaîne se brisa en même temps que la porte vitrée de la maison de mes parents que je venais de claquer.

#

Les bras chargés du cosy et du sac à langer, mon pied resta coincé dans le tourniquet de l'hôpital. Une main puissante me tira en arrière pour éviter l'écrasement.

-Docteur Leblanc! Merci! Je n'ai pas encore trop l'habitude, c'est lourd et encombrant.

-De rien. Alors, ça y est, c'est le grand jour?

-Oui, je suis toute stressée, faut bien l'avouer. Ma vie a tellement changé ces dix derniers jours... Mais je suis libre et heureuse, sans conteste.

-Où allez vous?

-L'assistante sociale m'a orientée et j'ai pu trouver un foyer pour mères célibataires. J'ai dégoté un rendez-vous pour un job, dans une association pour défendre les personnes en difficultés. Et bientôt j'espère avoir mon propre logement pour moi et... Etienne.

Ses yeux s'agrandirent d'un coup, ses joues légèrement rosies. Je lui décochai un grand sourire qu'il me rendit.

-Docteur Leblanc, je voulais vous...

-Je vous en prie, ce n'est pas nécessaire... Mais qu'est-ce que c'est que cette plante verte fait dans le sac à langer?!

-Ah, ça... Pas d'inquiétudes! C'est une vieille amie de mon bureau, elle a vécu des années difficiles et aujourd'hui, je lui réserve ma plus belle fenêtre.

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